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« La socialisation professionnelle n’est pas seulement l’apprentissage de gestes ou techniques »

Co-directeur* de l’ouvrage La socialisation professionnelle, au cœur des situations de travail, le sociologue spécialiste du chômage et des groupes professionnels, Didier Demazière, explique en quoi celle-ci ne se limite pas aux moments de formation, ni au simple apprentissage de savoir-faire, et à quel point l’expérience compte, notamment pour intégrer des normes professionnelles souvent tacites, pour maîtriser la complexité de son métier.

Publié le  10/02/2020

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Qu’entendez-vous exactement par « socialisation professionnelle » ?

Il s’agit de l’ensemble des apprentissages qui permettent d’accomplir et de maîtriser une activité professionnelle, ce qui implique d’aller au-delà du simple respect de consignes ou de protocoles. Elle permet d’être en mesure de réaliser cette activité selon des règles souvent informelles, implicites, que l’on appelle « les règles du métier ». En effet, la socialisation professionnelle n’est pas seulement l’apprentissage de gestes ou techniques, mais la capacité à investir et maîtriser la complexité d’un métier. Elle permet de l’exercer face à une multitude de situations, chacune ayant ses particularités, ses variantes.

Cela concerne-t-il tous les métiers ?

Oui. Par exemple dans les métiers relationnels, les professionnels sont confrontés à des demandes ou comportements particuliers d’usagers ou clients dont ils doivent tenir compte, et ce tout en respectant les objectifs assignés à leur activité professionnelle. Pour cela, il leur faut avoir davantage qu’une maîtrise technique de leur métier : il faut également une maîtrise plus « sensible », plus « intériorisée », qui va leur permettre de tenir le cap tout en s’ajustant aux particularités des situations.

Autre exemple, pour les métiers réputés « non qualifiés » : les enquêtes montrent que, dans le cas des employés de ménage exerçant à domicile, chaque employeur a une conception particulière de la propreté et des exigences spécifiques. Il ne suffit donc pas de savoir passer l’aspirateur ou de laver une baignoire, mais aussi de le faire de manière à satisfaire la conception particulière qu’en a le particulier-employeur.

Ainsi, la socialisation professionnelle se renforce avec l’expérience, avec la variété des expériences. Elle est aussi facilitée par les échanges avec des collègues, ou pairs, qui vont à la fois distiller des conseils et servir d’interlocuteurs pour discuter des pratiques. C’est donc beaucoup plus complexe que le simple apprentissage des techniques.

Les savoirs issus de cette socialisation professionnelle ne pourraient-ils pas être plus explicites et formalisés, notamment pour favoriser la transmission ?

Il y aurait plusieurs réponses. Déjà expliciter, y compris dans les situations de formation car on n’y apprend pas tout de l’activité professionnelle, qu’il va falloir s’adapter à toute une série d’éléments variables, c’est déjà indiquer qu’il y a des exigences dans l’activité professionnelle qui ne peuvent pas être traitées hors des situations de travail. Ensuite, oui, une partie de ces exigences peut effectivement être formalisée. C’est d’ailleurs le cas dans certains métiers relationnels, où des protocoles plus ou moins contraignants sont mis en place pour ajuster la pratique professionnelle aux caractéristiques de l’interlocuteur.

Autre levier encore : les activités d’échanges de pratiques, qui consistent en une discussion entre professionnels sur tel ou tel cas, et sur la façon dont il convient de le traiter. Dans le livre on insiste d’ailleurs sur les cas difficiles, ceux qui mettent à l’épreuve l’expertise professionnelle. Mais nous constatons qu’il y a de moins en moins de moments explicitement dédiés à ces échanges, du fait d’une forte tendance à la rationalisation. Les professionnels doivent donc se débrouiller de manière plus informelle pour chercher appui chez les autres. Ils produisent ainsi, collectivement, une socialisation professionnelle.

C’est notamment le cas à l’hôpital, où les temps morts sont de plus en plus réduits, ce qui est évoqué dans notre ouvrage. Pourtant, ces moments de discussion, parce qu’on peut avoir une vision ou un comportement différent sur un cas, ont l’intérêt de faire circuler des normes professionnelles, des façons de travailler, des manières d’être un bon professionnel. Cela se fait de manière informelle, fluide et dans les interstices du travail, plus que dans des moments dédiés. Donc oui, ces savoirs peuvent être codifiés, davantage formalisés, mais on a de moins en moins le temps de le faire.

Quid de la socialisation professionnelle de ceux qui, bien que formés, traversent un long épisode sans occuper d’emploi ou enchaînent des contrats courts, parfois espacés ?

Cela dépend beaucoup des situations et caractéristiques des parcours. Dans les parcours, les séquences de chômage et d’interruption professionnelle sont, souvent, associées avec l’exercice de différents métiers ou emplois, dans des types d’organisation différentes : petites ou grandes entreprises, etc. Et cela peut être un atout en termes d’adaptation. Le fait est qu’il existe de nombreuses situations de travail pour un même métier, avec des règles implicites ou codes de conduite qui ne sont pas exactement les mêmes.

Il est donc possible d’être débutant dans une nouvelle situation de travail sans pour autant être un novice dans son métier. Il existe des personnes qui maîtrisent très bien leur métier, malgré d’éventuels moments d’interruption d’activité, et qui retrouvent donc ainsi rapidement vite les routines.

Cela dit, même expérimenté, un professionnel peut découvrir un nouvel univers de travail régi par des normes et règles différentes que ce qu’il a connu précédemment. Cela suppose donc des dynamiques d’accueil et d’intégration qui ne soient pas uniquement tournées vers le métier dans ses dimensions techniques, d’habiletés, de savoir-faire, mais aussi vers ses dimensions, pour partie implicites, comportementales, de savoir-être.

Le premier chapitre de votre ouvrage porte sur les chargés du contrôle de la recherche d’emploi en Belgique. Quels enseignements peut-on éventuellement en tirer pour les conseillers Pôle emploi en France ?

C’est un cas intéressant pour deux raisons. D’abord, c’est une activité relationnelle exercée sur autrui, les conseillers ayant un certain pouvoir d’action et d’infléchissement des situations des demandeurs d’emploi. Ensuite, l’enjeu de leur travail porte sur rien moins que la carrière et l’accès à un salaire… Il est donc particulièrement lourd. Conséquence : les conseillers sont forcément traversés par des incertitudes sur la meilleure solution à délivrer face à tel ou tel demandeur d’emploi. Ce que montre ce chapitre, c’est la difficulté à endosser seul la responsabilité de sa décision : accompagner de telle manière, conseiller de telle façon, voire sanctionner.

Le poids de ces actes professionnels, qui sont au cœur de la professionnalité de ces conseillers, est, dans les cas difficiles à cerner ou à traiter, lourd à porter… D’où l’importance de le faire partager avec d’autres, chef d’équipe ou collègues avec qui on entretient des affinités. C’est aussi un moyen de s’extraire de la relation singulière avec l’usager. C’est important. Ainsi, avoir des doutes sur la façon dont on doit traiter telle ou telle situation, n’est pas un défaut de professionnalité. Les enjeux sont en effet tellement lourds ici qu’il est normal de pouvoir solliciter des ressources autour de soi. Finalement, dans les situations professionnelles compliquées, le collectif est toujours plus pertinent que le travailleur seul, même le plus expérimenté, le plus expert, le plus professionnel.


*Avec Joëlle Morrissette et Marc Zune, La socialisation professionnelle, au cœur des situations de travail Octarès éditions, 2019.

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