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« Smartphone au travail : reprenons le pouvoir sur les machines »

Pour comprendre l’impact du smartphone sur notre productivité au travail, nous avons rencontré le professeur Théo Compernolle Neuropsychiatre. Auteur d’un best-seller sur le sujet, le scientifique alerte sur les méfaits sur notre cerveau pensant de l’usage abusif du téléphone portable. Explications.

Publié le  11/04/2023

 

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En bref – pour les (bientôt plus) digital multi-taskers

  • Notre « cerveau pensant » ne peut prêter attention qu'à une seule tâche à la fois. C’est génétique. Ce désavantage a un grand avantage : la capacité de réfléchir en profondeur.
  • La productivité de notre « cerveau pensant » est optimale lorsque la personne porte une attention ciblée, soutenue et ininterrompue à l’activité.
  • Les Européens consultent leur portable en moyenne entre 80 et 123 fois par jour.
  • L’humain met 25 minutes à se reconcentrer sur une tâche après une interruption (c’est-à-dire à retrouver son efficacité et sa rapidité pour l’effectuer).
  • Les notifications multiples sur l’ordinateur (courriels, calendrier, applis…) affaiblissent également notre productivité au travail.
  • Les conséquences de la dispersion vont du mineur (baisse de productivité) au majeur (accident de travail au volant, sur une chaine d’usine…).
  • Notre capacité d’attention vaut de l’or pour les réseaux sociaux et les applis d’interaction (publicités, données privées…). Des trésors d’inventivité sont déployés pour la capter.
  • Une solution à ce problème est de fonctionner en mode « plages horaires » pour accomplir une tâche à la fois. Avantage : plus de contrôle, moins de stress, moins de temps de travail.
  • Les solutions du professeur Compernolle sont applicables à tous types d’activités : recherche d’emploi, création artistique, loisirs, convivialité…, au-delà du travail. 

 

L’« Homo interruptus » signifie-t-il la fin de notre espèce super-pensante ?

Théo Compernolle : Ne dramatisons pas, et tâchons de rester rigoureux. Nous avons trois cerveaux : le « cerveau réflexe », qui est dans « l’ici et maintenant », qui vit le moment présent à l’aide de nos sens ; le « cerveau archivant », qui filtre et stocke les informations traitées. Et puis notre « cerveau pensant », qui raisonne, manie l’abstraction et a pu développer le langage, condition essentielle de la transmission des informations. C’est ce même cerveau pensant qui nous permet d’émettre des hypothèses, d’imaginer des concepts, de penser l’avenir… Or, ce cerveau pensant est aujourd’hui ébranlé dans son fonctionnement par les technologies. Nous ne sommes pas menacés, mais plutôt affaiblis dans nos capacités cérébrales.

 

Est-ce lié à la fréquence des interruptions ou aux nouvelles façons de travailler ?

T. C. : Un peu des deux. Le principe à retenir est que ce « cerveau pensant », pour déployer ses pleines capacités, doit accorder à une tâche unique une attention ciblée, soutenue et ininterrompue. En clair, il est incapable de faire du multitâche, qui plus est avec la productivité demandée par les entreprises. Je vous laisse donc imaginer le tableau actuel : en Europe, les adultes consultent en moyenne leur smartphone entre 80 et 123 fois par jour, soit 3 heures de temps cumulées. De plus, beaucoup d’organisations ont adopté les open spaces, avec ce que cela comprend d’interruptions : la question d’un collègue, le coup de téléphone d’un autre… Et je ne vous parle pas des notifications sur votre ordinateur de bureau : courriels, alertes de réunions, sites de médias, réseaux sociaux… Résultat : une interruption toutes les deux minutes.

 

« Notre cerveau pensant ne peut accorder de l’attention qu’à une seule chose à la fois. »


Quelles sont les conséquences de ces évolutions ?

T. C. : La perte de productivité. Après une interruption d’une minute, il nous faut 25 minutes pour nous reconcentrer sur une tâche. C’est-à-dire la reprendre avec les mêmes efficacités et rapidité qu’avant. Une simple notification sur l’écran de l’ordinateur cause une diminution de notre attention pendant 2 minutes. Multipliez cela par toutes les notifications de la journée… Cette perte de productivité entraine une augmentation des heures supplémentaires. Et les conséquences peuvent être plus dramatiques, quand la distraction mène à un accident au volant d’un bus, d’une voiture ou encore sur une chaine de production en usine.

 

Vous dispensez des formations sur le sujet à des managers en écoles de commerce. Qui sont-ils ?

T. C. : Ce sont justement des responsables de sécurité en usine, notamment à mon workshop au CEDEP, un club international de formation de cadres et de dirigeants d’entreprise Ils sont extrêmement attentifs à ces risques de dispersion pour leurs équipes, et à l’augmentation du stress attenant. Des managers de la RATP ont pris des mesures et ont restreint l’usage du téléphone pour préserver la sécurité des conducteurs et des passagers. La compagnie pétrolière Shell a également réussi à diminuer de moitié les accidents de ses employés en voiture, par l’interdiction des smartphones au volant. 

 

Théo Compernolle, neuropsychiatre, thérapeute et essayiste

Médecin et neuropsychiatre, Théo Compernolle a soutenu une thèse de doctorat sur le stress à l’université d’Amsterdam. Il est membre de la faculté au CEDEP, à Fontainebleau, où il participe à la formation Leadership & Safety Culture. Il a été professeur à la Vrije Universiteit à Amsterdam, à l’école Solvay de l’Université Libre de Bruxelles, professeur adjoint à l'INSEAD et professeur invité dans plusieurs écoles de commerce. Il est également consultant international indépendant, coach de cadres ou d'équipes de cadres, formateur et conférencier. 

Passionné par l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur le cerveau humain, il publie en 2014 Brainchains: Discover your brain to unleash your performance in a hyperconnected multitasking world, un essai devenu un best-seller, synthèse de la littérature scientifique sur le sujet. Pour rendre l’ouvrage plus accessible, il propose une version condensée et disponible en français, Comment déchainer votre cerveau dans un univers hyperconnecté et multitâche, qui décrit les mécanismes cérébraux à l’œuvre, les pièges des outils numériques et les solutions pour s’en prémunir. 
 

Les RH s’emparent-elles suffisamment de ce sujet ?

T. C. : Malheureusement pas assez. J’ai surtout des responsables sécurité qui assistent à mes formations. Les RH ne sont pas toujours décisionnaires de ce type de réorganisation, tout de même assez profondes : interdire l’usage d’un outil qui peut être privé (smartphone), réaménager des bureaux… Pour la sécurité des personnes, on accepte de restreindre, mais pour l’efficacité des employés de bureau (et leur bonheur au travail !), c’est moins suivi. Beaucoup de RH se reposent sur les managers pour influencer en ce sens, mais j’ai constaté qu’un changement profond partait de la direction. Ainsi le P.D.G de l’entreprise belge Deusjevoo, Jo Peters, a lu mon livre Brainchains et a réorganisé ses bureaux. Résultat : +30 % de productivité des collaborateurs en trois mois, quasi-disparition des heures supplémentaires… Mais cela ne s’est pas fait sans heurts !

 

Les équipes ont-elles protesté ?

T. C. : En effet ! Paradoxalement, la fronde est venue des jeunes – les millénials et la génération Z –, très consommateurs d’objets technologiques, mais aussi plus perméables au changement que leurs aînés. Jo Peters a donc aménagé deux plages par jour de 45 minutes sans interruption. Les jeunes ont protesté car dans l’open space, ils appréciaient de poser une question à leurs voisins, et associaient cette pratique à une plus grande efficacité et à une vivacité plus agréable. Après six semaines de test, tous les employés, jeunes y compris, ont ajouté une heure par jour à cet aménagement qu’ils ont baptisé les « fêtes du cerveau » ! Cette boîte est devenue un phénomène en Belgique, et des RH d’entreprises de toutes tailles sont venues la visiter. Jo Peters en a même fait un business « Upspace » de réaménagement de bureau « brain friendly » (ndlr : agréable pour le cerveau).  

 

« Il faut quatre fois plus de temps à notre cerveau pensant pour accomplir une tâche en multi-tasking. Notre productivité est en jeu, en plus de notre sécurité. »


Vos conseils pour retrouver cette productivité perdue ?

T. C. : Il faut redevenir maître de notre temps d’intervention avec les machines, smartphones, ordis… Concrètement, il faut procéder par plages de temps dédiées pour chacune de nos tâches, organisées dans notre agenda. Quand on travaille, on ne fait que ça : on coupe le smartphone, les notifications. On peut aussi informer ses collègues de sa démarche pour ne pas être interrompu. Lors de ses pauses ou temps hors-travail, on dédie un temps à consulter ses messages, ses réseaux sociaux, les applis… sur un créneau limité. Et même pour cela, il faut s’arrêter à temps pour se consacrer du repos cérébral, en particulier pour le sommeil. C’est crucial pour notre cerveau archivant, qui organise et emmagasine nos expériences et nos connaissances. Un processus essentiel au fonctionnement de notre cerveau pensant.

 

Vous parlez même de soumission aux machines…

T. C. : Mon travail consiste à aider les gens à ne plus être esclaves de la technologie. Car actuellement, elle commande tout : le sujet traité, la durée, la localisation… Et le public ne s’en rend même plus compte tant le processus est intégré dans nos comportements. Je lis régulièrement dans les médias le terme de « digital detox », mais l’enjeu s’étend au-delà de notre santé psychique ou de la productivité au travail.

Derrière les smartphones, les applis, les réseaux sociaux, il y a des entreprises qui amassent des milliards grâce à l’attention que nous leur portons. Plus on est accro, mieux elles se portent (publicités, ventes des données privées…). Aujourd’hui, l'information est partout et bon marché, mais l'attention est une ressource rare, précieuse et non recyclable. C'est à vous de choisir de l'utiliser pour votre prospérité et votre bien-être, ou de la gaspiller et de la donner gratuitement à ces entreprises. Loin de moi l’idée de condamner des entreprises ad hominem, mais derrière ces interfaces, l’éthique est-elle en accord avec les valeurs de nos sociétés ? Des intelligences artificielles comme ChatGPT déferlent actuellement et suscitent un engouement incroyable, mais quid de l’éthique derrière la machine ? 

 

 

« Il faut redevenir maitre des technologies, c’est-à-dire décider nous-même quand, pourquoi, sur quel sujet et combien de temps nous voulons interagir avec ces technologies.»


Pourquoi le multi-tasking intellectuel est-il inefficace ?

Imaginez un chirurgien qui vous opère et s’arrête constamment durant l’opération pour consulter ses messages ? Imaginez un mécanicien qui répare vos freins de voiture et va consulter ses notifications Instagram en pleine réparation ? Est-ce efficace, productif et sûr ? Certainement pas, et c’est pourtant la façon dont la majorité des travailleurs intellectuels effectuent leur travail ! 

Cas pratique : vous écrivez une note de synthèse quand une notification pop-up s’affiche, annonçant un courriel. Une question simple, rapide à adresser. Or, pour votre cerveau, cette opération n’a rien de simple. Il doit déplacer les informations riches et complexes depuis votre mémoire de travail vers votre mémoire tampon, puis nettoyer votre mémoire de travail (pour éviter l’interférence entre les deux tâches) et déplacer les informations nécessaires au courriel depuis votre mémoire à long terme vers votre mémoire de travail. Vous mobilisez ensuite votre concentration pour répondre à ce message. Lorsque vous revenez à la note de synthèse, votre cerveau effectue le même processus. 

Multipliez l’opération par 11 courriels. Pour le cerveau pensant, c’est chronophage et énergivore. Il a besoin de concentration soutenue sur une tâche pour la réaliser efficacement. In fine, il effectuera cette tâche, mais avec une perte de temps, de précision et de productivité, ce qui génère du stress. 
 

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