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L’IA, menace ou opportunité pour l’avenir du travail ?

Le 9 avril, France Travail organisait une conférence à l’Université du Management, autour de la thématique « Le futur du travail est déjà là », avec un focus sur l’intelligence artificielle (IA). Une occasion de faire le point sur les promesses et les inquiétudes liées à des technologies en constante progression.

Publié le  11/04/2024

Alors que le monde du travail vit une véritable mutation, accélérée par la crise Covid et le verdissement de l’économie, des interrogations se font jour sur une autre transformation en cours : celle relative à l’utilisation de l’IA et de son émanation récente, l’IA générative*.
Quels effets sont à attendre sur l’emploi, notre société, notre économie, notre quotidien ? Faut-il les accueillir avec optimisme ou méfiance ? Autant de questions auxquelles ont répondu Fabienne Arata, Directrice générale de LinkedIn France, et deux représentants de France Travail, Denis Cavillon, Directeur général adjoint en charge des ressources humaines et des relations sociales et Sylvain Poirier, Directeur de programme IA.

Une mobilisation de longue date

Dès le début de la conférence, Denis Cavillon s’inscrit en faux contre les peurs induites par l’IA, persuadé qu’elle est « porteuse d’opportunités à saisir de manière collective ». Pour Sylvain Poirier, ce point de vue est d’autant plus pertinent que certes, « l’IA représente l’ensemble des théories, des techniques, réalisées par des machines capables de simuler l’intelligence humaine, de créer des processus comparables à ceux de l’être humain. Mais malgré sa performance, elle n’est pas équivalente à l’intelligence humaine et elle n’a pas d’émotions ».
Chez France Travail, le sujet de la data et de l’IA est pris en compte depuis une dizaine d’années. Depuis, les personnes en charge de ces thématiques se sont forgé une conviction : c’est un levier indispensable pour améliorer le service rendu aux usagers, aux agents, et aux demandeurs d’emploi, en particulier pour faciliter leur retour sur le marché du travail. Dès 2018, un programme « Intelligence emploi » a vu le jour, constitué notamment d’une plateforme IA et d’un comité éthique dont l’un des objectifs consiste à se prémunir contre les biais cognitifs. Des cas d’usage ont été produits, visant à détecter des offres illégales et à générer automatiquement un profil à partir d’un CV, avec des gains de temps importants pour les usagers. S’ouvre désormais une ambition renouvelée avec l’arrivée de l’IA générative et du programme Data IA, qui entend donner un nouvel élan à France Travail.

Une cartographie numérique du marché du travail en France

Avec 29 millions de professionnels inscrits en France sur LinkedIn (soit près de 90 % de la population active) et 1 milliard dans le monde, la plateforme dispose de données actualisées sur les professionnels comme sur les entreprises, quant à leur relation avec l’IA. Elles sont issues des profils présentés, mais aussi de l’ensemble des conversations, consommations de formations et de contenus éditoriaux. Autant d’informations favorisant une veille sur l’émergence de grandes tendances et la détection de signaux faibles sur l’intérêt des professionnels, leurs motivations, leurs questionnements. Concernant l’IA, Fabienne Arata partage son analyse : « L’ensemble des apprenants sur LinkedIn a été multiplié par cinq sur les contenus de formations liés à l’IA depuis un an. C’est le sujet dont les professionnels se sont emparés de la manière la plus rapide ». Autre enseignement très instructif : 64 % des recruteurs français estiment que le delta entre les compétences attendues sur un métier aujourd’hui, et celles requises dans les douze prochains mois ne cesse de se creuser. Résultat, les entreprises et les recruteurs devront aborder différemment les descriptions de postes, leurs attentes et leur relation aux candidats.

Miser sur les compétences

D’ores et déjà, plus de la moitié des recruteurs se basent sur des compétences et en particulier, des compétences potentiellement transférables pour repérer leurs futures recrues, en lieu et place des traditionnels diplômes et CV. Cette démarche connaît une accélération sans précédent depuis huit ans. Elle s’explique par les nouveaux défis que doivent affronter les entreprises, surtout sur des profils pénuriques, et qui les conduit à modifier leur regard et leurs outils.

Si tous les secteurs s’emparent de l’IA, ceux qui se montrent particulièrement demandeurs de compétences sur ce sujet sont les services professionnels (conseils aux entreprises, entreprises de services numériques) ; les services administratifs et de support, financiers et d’assurance ; et l’industrie manufacturière (sur des postes précis tels que responsable de la chaîne d’approvisionnement ou du développement durable). Mais Fabienne Arata tient à nous alerter : « Il n’y aura pas d’IA sans renforcement des compétences comportementales et de ce côté humain qui fait le monde du travail et l’essence même de nos métiers ». Elle rappelle à cet effet, les soft skills les plus recherchées dans les offres d’emploi relatives à l’IA depuis décembre 2022 : compétences organisationnelles, haut niveau de précision et anglais (la pratique de l’anglais ou d’une autre langue devrait se révéler moins importante au fur et à mesure des avancées de l’IA dans le domaine de la traduction).
Pour parachever la cartographie, Fabienne Arata précise que sur les douze derniers mois en France, on constate une augmentation de 10 % des offres d’emploi qui font figurer au moins une compétence IA dans la description du poste. Cependant, la hausse des candidatures sur ces offres atteint 7 % seulement.

Des bénéfices déjà prégnants

Si des compétences d’organisation, de collaboration et de communication s’avèrent incontournables pour tout professionnel intégrant l’IA dans son métier, cela s’explique par une raison simple, rappelée par Fabienne Arata : « Avec l’intelligence artificielle, on diminue les tâches dites répétitives et reproductibles ». Elle cite à titre d’exemple le métier de recruteur qui peut s’appuyer sur l’IA pour une automatisation des descriptions de postes et pour affiner les messages aux candidats, en adoptant un langage spécifique. Ainsi, le recruteur dispose de plus de temps pour se concentrer sur l’accompagnement des parcours de carrières, sur une relation qualitative avec son candidat et avec le manager qui recrute. « C’est pourquoi le socle de compétences comportementales est indispensable pour toute entreprise qui veut s’approprier l’IA et pour tout professionnel qui l’utilise dans son quotidien », insiste Fabienne Arata.

Sylvain Poirier abonde dans son sens : « Les outils IA, ces compagnons, vont servir d’aide rédactionnelle pour faciliter les tâches au quotidien de nos agents, qui pourront réinvestir ce temps auprès de ceux qui en ont le plus besoin. » Il tient en parallèle, à mettre l’accent sur un point majeur : « Certes, nous travaillons sur des solutions destinées à faciliter le travail de nos agents mais finalement, la décision sera toujours de leur ressort, car ils sont et resteront les experts de nos métiers. »

Entre perceptions et réalités

À la suite d’une analyse sur l’ensemble des grands secteurs d’emplois en France, LinkedIn en a identifié deux très impactés par l’IA : en toute logique, le domaine de l’ingénierie, et, de manière moins intuitive, celui de la communication et des médias. Les activités de montage pour les activités de communication et de marketing et la rédaction sont radicalement transformées.

Autres informations qui donnent à réfléchir : concernant la perception des dirigeants d’entreprises en France, Fabienne Arata explique que plus de 40 % d’entre eux envisagent l’introduction de l’IA et de l’IA générative comme une opportunité de recrutements additionnels dans les douze à dix-huit mois à venir et 67 % des recruteurs estiment qu’elle va les aider à trouver un candidat de façon plus rapide. « On est loin des facteurs anxiogènes sur la destruction d’emplois. Les entreprises abordent ce sujet à l’aune du gain de productivité ». L’IA est en effet, génératrice de plus d’expertise pour les professionnels, et d’une attention accrue aux relations au sein de l’entreprise et avec ses partenaires. Ainsi, si un commercial automatise une partie de ses tâches, il va consacrer plus de temps qualitatif à ses clients, ce qui contribue à la compétitivité de l’entreprise.

Du côté des professionnels, 82 % se déclarent enthousiastes à l’idée de s’emparer de l’IA, quel que soit leur métier, leur qualification ou leur secteur d’activité. Chez les professionnels qui ne peuvent pas accéder au télétravail, plus de 60 % pensent que l’IA sera bénéfique sur leur quotidien professionnel, en particulier sur la gestion de leur planning. « En revanche, 36 % se sentent submergés, aussi nous devons les accompagner et les former », soutient Fabienne Arata.

Faire preuve de pédagogie

« Faut-il avoir peur de l’IA ? ». A cette question, Denis Cavillon répond avec humour que c’est au moins la 5ème fois de sa carrière qu’il entend dire que le rôle des conseillers est menacé. « Ce qui fait notre force, notre valeur ajoutée, c’est la relation humaine. Plus la société se dématérialise, plus on a besoin de ces contacts humains, surtout lorsque l’on est demandeur d’emploi. L’IA peut contribuer à rendre ce service encore plus efficace, simple et pertinent ».
Une ambition qui touche également les fonctions support. D’ailleurs, plus globalement, tous les métiers sont amenés à évoluer, tout comme les attentes des usagers et des entreprises. Au lieu de s’en inquiéter, Denis Cavillon pense qu’il faut mobiliser les RH afin de sensibiliser, former, accompagner, pour éviter le réflexe naturel de réticence face à l’inconnu.

L’Académie France Travail réfléchit actuellement à un e-learning pour présenter l’IA à ses collaborateurs et identifier comment elle pourrait mieux cibler les candidatures comme les formations les plus adaptées aux besoins des demandeurs d’emploi. De même, dans le cadre de la coopération avec le Réseau pour l’emploi, l’IA pourrait suggérer les meilleurs partenaires dans une région donnée.
L’IA générative quant à elle, pourrait participer à une nouvelle expérience utilisateur. Pour Sylvain Poirier, cela relève de l’évidence : « Avec le socle conversationnel, on capte beaucoup plus d’informations que ce qui est matérialisé sur un CV ou une offre d’emploi. L’IA générative va accélérer la rencontre entre demandeurs d’emplois et entreprises de manière différente ». « Quoi qu’il en soit, l’expertise du conseiller restera irremplaçable », martèle le DGA adjoint. Charge à ces professionnels d’être constamment à l’écoute de leur environnement, pour déceler l’impact sur les métiers.

France Travail dispose déjà de services IA pour formaliser certaines passerelles d’un métier à l’autre en fonction de champs de compétences. « Nous allons les mettre de plus en plus en lumière », précise Sylvain Poirier. Pour conclure, Fabienne Arata évoque tout d’abord la difficulté majeure que les entreprises doivent surmonter, à savoir avancer en parallèle sur les enjeux de l’IA et les enjeux sociétaux dont la décarbonation des activités digitales. Elle tient, enfin, à faire une déclaration personnelle en tant que citoyenne : « J’aimerais témoigner du rôle sociétal et économique que vous assumez en matière de développement des compétences. Il n’y a pas de plus bel endroit que France Travail pour incarner le devenir de notre pays en termes de compétences et de dynamisme de l’emploi ». Le mot de la fin revient à Denis Cavillon : « L’avenir offre des opportunités, nous pouvons avancer en confiance, d’autant que nous avons une Direction des services informatiques vigilante, qui travaille activement sur l’IA. Elle interviendra dans la plupart de nos métiers de façon positive ».

 


* l’IA générative est un type d’IA centré sur la création de nouveaux contenus (textes, images, vidéos, sons, conversations, musiques,…).