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Le futur du travail à l’étude

Post doctorant à l’École Normale supérieure Paris-Saclay (Gerpisa), et chercheur rattaché à l’IDHES (Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie et de la Société – CNRS), Juan Sebastián Carbonnell a publié récemment Le futur du travail, aux éditions Amsterdam. Dans cet essai stimulant, le sociologue se penche sur les grandes évolutions du monde du travail. Au passage, il bat en brèche certaines idées reçues, notamment autour d’une prétendue « fin du travail ». Rencontre.

Publié le  22/12/2022

Avec la quatrième révolution industrielle, et des technologies comme l’intelligence artificielle ou le digital manufacturing, certains experts prédisent une « fin du travail » qui toucherait non seulement les ouvriers, mais aussi les cadres. Qu’en est-il selon vous ?

J. S. C. : Les ouvrages qui parlent d’une « fin du travail » sont très souvent l’œuvre d’experts, de futurologues, et de gens qui ne font pas de l’analyse du travail leur métier, ce ne sont pas des scientifiques. Il y aussi des économistes qui écrivent sur ce sujet, mais ces travaux sont très critiqués par d’autres économistes, et ne font donc pas consensus.

Et dès que l’on se penche sur les mécanismes de fonctionnement des nouvelles technologies au travail, on voit que la réalité est radicalement différente de ces discours. J’essaye de décortiquer les effets des nouvelles technologies sur le travail, et j’en décris quatre [NDLR : le remplacement, la requalification, l’intensification et le contrôle], qui ne se résument pas à la suppression d’emplois par les nouvelles technologies.

Il y a tout d’abord des formes de substitution par les nouvelles technologies, de certaines tâches par des machines ou des logiciels. Ce travail est donc redistribué au sein de l’atelier ou du bureau.

 

Peut-on parler d’un déplacement d’une partie de l’activité à un poste donné ?

J. S. C. : Oui, tout à fait, beaucoup de personnes insistent sur la substitution, la suppression, mais on peut aussi parler de déplacements. Certaines tâches sont supprimées mais d’autres sont créées : ainsi, les ouvriers se déplacent d’une partie de l’atelier à une autre. Le travail est analysé par le bureau des méthodes et les tâches sont redistribuées au sein des ateliers.

Ceci induit une deuxième conséquence, la déqualification. Quand le bureau des méthodes décortique le travail des ouvriers ou des employés pour le redistribuer, cela se fait souvent à travers une simplification des tâches. Certaines sont transférées à des dispositifs automatiques, que ce soient des machines ou des logiciels ; les tâches restantes sont souvent plus simples et impliquent moins de qualifications pour les salariés. 

 

« L’introduction de nouvelles technologies implique parfois plus de qualifications pour les opérateurs. »


Est-ce que cela aboutit également à la création d’emplois plus qualifiés ?

J. S. C. : Les qualifications ont tendance à être tirées vers le bas, mais dans mon livre, j’apporte une nuance à cette thèse, dans le sens où s’il existe des processus de déqualification, il y a aussi parfois des requalifications. L’introduction de nouvelles technologies implique parfois plus de qualifications pour les opérateurs.

Par exemple dans l’industrie, on a vu apparaître les conducteurs de moyens industriels ou les conducteurs d’installations, qui vont dépanner ou programmer les machines. Et aujourd’hui, avec la « quatrième révolution industrielle », on voit émerger l’utilisation des données numériques massives, et cetera. Il y a par exemple l’embauche de data scientists dans les usines, ça c’est quelque chose d’assez nouveau, c’est l’une des transformations les plus intéressantes de la période actuelle.

 

Quelles sont les autres conséquences de ces évolutions ?

J. S. C. : Il y a aussi des formes d’intensification, c’est-à-dire plus de travail par personne, à temps de travail et qualification égale. Souvent, les ouvriers doivent suivre le rythme de la machine et travailler un peu plus vite.

 

Et plus généralement, quelles sont les conséquences sur l’emploi ?

J. S. C. : Il n’y a pas de relation univoque entre les nouvelles technologies et les suppressions d’emplois, car il faut prendre en compte la suppression d’emplois, mais aussi la création de nouveaux emplois. Par le passé, par exemple, les typographes ont disparu pour être remplacés par les graphistes, ou de la même manière, le transport à cheval a disparu, mais seulement pour être remplacé par le moteur à combustion interne, donc par l’industrie automobile et ses millions d’emplois.

 

« Le salariat en CDI reste très largement la norme. »


Dans ce secteur de l’automobile, est-il possible de prévoir ces évolutions en termes de créations, de déplacements et de suppressions de postes ?

J. S. C. : Il est assez difficile de l’estimer de manière précise, du fait du très grand nombre de facteurs à prendre en compte. Dans l’industrie automobile, sur laquelle j’ai travaillé, on peut mesurer le nombre d’emplois supprimés à l’échelle d’un établissement, quand on introduit des AGV (automated guided vehicles) qui déplacent les pièces de l’espace de réparation (espace de kitting) vers les chaînes de montage.

Mais une fois qu’on passe au niveau de l’entreprise ou de la branche, voire au niveau de l’économie, les choses se compliquent. En effet, plusieurs facteurs peuvent mener à des suppressions d’emplois : les restructurations, mais aussi le changement du produit lui-même qui peut impliquer une réduction des besoins de main d’œuvre. Par exemple, la fabrication du moteur électrique nécessite entre 20 et 40 % de main d’œuvre en moins pour être assemblé, car il y a moins de pièces dans un moteur électrique.

 

Vous allez à l’encontre des discours faisant le constat d’une précarisation généralisée du marché du travail, et vous affirmez que l’« ubérisation » n’est probablement pas le futur du travail. Quels sont vos principaux arguments pour dire cela ?

J. S. C. : Tout d’abord, il faut s’accorder sur ce qu’on entend par précarité, il n’y a pas de consensus parmi les auteurs. Moi je la définis comme l’instabilité, le fait de ne pas avoir un emploi permanent. Et si on prend cette définition, on voit que la précarité a encore une portée limitée. Par exemple, beaucoup d’auteurs qui parlent d’une « précarisation généralisée de l’emploi » ne se rendent pas compte que la soi-disant mobilité, qui serait liée à cette précarisation générale de l’emploi, n’apparaît pas dans les chiffres. L’ancienneté dans les entreprises ne baisse pas, mais a tendance à s’allonger. Elle était de 9,5 ans en 1982, et de 11,4 ans en 2015.

Et cela s’explique car l’ancienneté augmente en période de stagnation économique, et elle baisse — avec plus de mobilité — quand il y a une reprise. Enfin, le salariat en CDI reste très largement la norme. Au contraire, l’ubérisation, qui est présentée comme une menace par rapport au salariat, l’auto-emploi et le statut de micro-entrepreneur, est encore extrêmement minoritaire. L’emploi à durée indéterminée correspond à 74,6 % des actifs, tandis que les micro-entrepreneurs constituent seulement 2,8 % d’entre eux, ce qui est extrêmement faible.

 

On présente souvent les nouvelles générations comme ayant un rapport différent au travail, avec notamment l’envie de privilégier la qualité de vie et de passer moins de temps au travail. Est-ce que le travail est moins central dans leur vie que dans celle de leurs aînés ?

J. S. C. : Il y a une double réponse. D’une part, le travail continue d’être central, à la fois comme activité et comme ordre social, incarné dans le salariat et dans les représentations sociales. Mais d’un autre côté, le travail a effectivement perdu sa centralité car il y a une sorte de désenchantement. Quand on parle de « grande démission », elle n’est pas une réalité en termes de chiffres, mais je pense qu’elle existe en termes de représentations sociales. Une journaliste américaine, Sarah Jaffe, a écrit un ouvrage intitulé “Work won’t love you back” : « vous pouvez aimer votre travail, mais votre travail ne va pas vous aimer en retour. »

Ce manque de reconnaissance s’explique par une certaine dégradation des conditions de travail et une stagnation des salaires. Même si la précarité ne progresse pas de manière massive, il y a bel et bien un changement au cœur du salariat : d’une part l’augmentation des rémunérations variables, et d’autre part de plus en plus de fonctions exercées à des horaires dits atypiques, donc une flexibilisation du temps de travail. Cela peut en effet pousser les gens à privilégier davantage leurs projets personnels que l’investissement dans leur travail.

 

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